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Photo du rédacteurloudebergh

L'école des soignantes, Martin Winckler.


« Je connais le nom des héros

Mais pas celui de leurs sœurs

Je vibre au fracas des combats

Mais pas au murmure des partages

J’entends la voix des soldats

Je ne vois pas les mains qui soignent

Toutes les épreuves de force

Nous rendent muettes et aveugles


Pour jouer leur vie et leur mort

Aux jeux de pouvoir et d’argent

Auxquels la plupart sont perdants

Les hommes se sont mis d’accord

Pour garder les femmes dans le noir

Confisquer leurs territoires

Redessiner leur histoire


Quand je vois la statue d’un homme

J’oublie les mortes de sa gloire

Quand je lis le livre d’un homme

J’oublie celles qui ne savent pas lire

Quand j’admire le tableau d’un homme

J’oublie qui fut son modèle

Quand j’entends la chanson d’un homme

À quelles voix dois-je rester sourde?


Qui reçoit l’amour et les soins

Que les femmes donnent de leurs mains?

Qui connait la douleur, le chagrin

Que les femmes nourrissent dans leur ventre?

Qui écoute les mots et la chair

Que les femmes portent dans leurs chants?


Pour dire l’amour et les soins

La douleur, la chair, le chagrin

Les statues ne sont pas de taille

Et les mots ne suffisent pas


Pour que les enfants grandissent

Pour désarmer les soldats

Pour abattre les murailles

Du maudit patriarcat

Il nous faut tremper nos âmes

Il nous faut durcir nos voix

Il nous faut chanter les flammes

Montant dans le chœur des femmes! »


*


L’école des soignantes de Martin Winckler est l’une de ces flammes.

Une parole à porter haut, un regard à porter loin.

C’est un texte qui renverse et chavire, bouleverse et encourage.

Un texte qui dit qu’un autre monde est possible,

bienveillant, inclusif et féministe:


Nous sommes en 2039. Hannah Mitzvah suit une formation médicale dans un centre hospitalier d’un nouveau genre. À Tourmens, le CHU a été transformé sous l'impulsion d'un mouvement féministe pour y abolir les rapports de pouvoir et privilégier un soin empathique.

Ici, les malades sont des soignées, les médecins des officiantes, les infirmières des panseuses.

On les écoute, on les croit, on ne les juge pas.

On ne se sent pas supérieur à la personne que l’on a en face.


Au bout de quatre années, Hannah entre en résidence au pôle psycho. Il se passionne. De quoi souffrent ces femmes ? Est-ce leur cerveau qui déraille ou bien ne seraient-elles folles que parce qu'on les traite comme des folles ?

Djinn Atwood, figure légendaire de la santé des femmes et officiante au Pôle s’inquiète. Les préjugés envers son approche féministe et inclusive des soins et de l’enseignement sont tenaces, l’avenir de l’école est menacé.

Une course contre le temps s’engage alors pour sauver l'utopie d'une institution de santé sans quotas de patients, sans restrictions incompatibles avec la délivrance équitable de soins, libérée des lobbys industriels, et surtout respectueuse de toutes et tous, sans distinction ni discrimination d'aucune sorte…


*


Je connais le travail de Martin Winckler depuis que j’ai eu la chance de découvrir son extraordinaire roman Le Chœur des femmes (et la non moins extraordinaire BD d’Aude Mermilliod qui en a découlé). Depuis, je suis régulièrement ses prises de parole et m’intéresse à ses écrits.

(Je vous recommande au passage l’épisode de ce podcast dans lequel sa philosophie des soins est des plus claires:


Aussi et en ce sens, L’école des soignantes me semble être un texte aussi vivant que nécessaire. Il donne à penser autrement le système médical et hospitalier, et avec lui la société toute entière.

Sans cesse, il interroge. Nous offre un regard nouveau, une perspective inouïe, dans laquelle les mots égalité, horizontalité et sonorité ne sont pas vains.

Tous vibrent d’une sensibilité infinie et d’une intelligence remarquable.


L’école des soignantes est plus qu’un roman. C’est un manifeste!

Pour une médecine féministe et respectueuse de tous. Une médecine qui n’a pas besoin de maltraiter pour soigner. Une médecine en adéquation parfaite avec ce qu’elle devrait être: féminine et féministe, définitivement engagée, et toujours (toujours) prête à prendre soin, inconditionnellement.


*


« Les chambres étaient insonorisées pour permettre à tout le monde de dormir. À plusieurs reprises, un matin, en entrant dans l’une d’elles, j’ai trouvé un nourrisson seul, affamé, en sueur d’avoir pleuré et dont la mère avait disparu.

Je ne comprenais pas comment ces femmes avaient pu décidé de disparaître en abandonnant leur enfant, au beau milieu d’autres bébés et d’autres mères. J’étais en colère, et je l’ai dit à Betty. Elle s’est mise en colère à son tour.

« Ne juge pas! Ne juge pas ce que tu ne vivras jamais!

La vie, pour la plupart d’entre nous, ça consiste à survivre. C’est compliqué pour tout le monde. Mais ça l’est encore plus pour les femmes, surtout quand elles courent sans arrêt le risque de se retrouver en cloque! Elles ont le même problème que toutes les femelles animales, elles doivent survivre et assurer la survie avec ou sans ou malgré les fucking pères! Et parfois, pour survivre, elles doivent prendre des décisions radicales. Tous les animaux pratiquent la négligence, l’abandon et l’infanticide parce que pour élever des petits, il faut d’abord survivre. Surtout quand le prédateur qui vous menace, tes petits et toi, est un individu de ton espèce. Toutes les femmes savent ça : le premier danger qui menace les enfants, c’est le mec qui leur tourne autour, et qui n’est pas le père. Pourquoi crois-tu que les mythes antiques, les contes et la littérature populaire sont truffés d’histoires d’enfants trouvés? Depuis la nuit des temps, les mères abandonnent leur enfant au bord de la route, à l’entrée des hôpitaux ou dans le « tour » installé dans le mur d’une église. Parce qu’elles ne peuvent pas le nourrir et le protéger… ou parce qu’elles-mêmes ne peuvent pas survivre si elles le gardent… Et sur tous les continents, les conditions de vie, les menaces personnelles, la guerre, les razzias, les pogroms, les règlements de compte tribaux, les catastrophes naturelles, les pressions économiques, sociales et culturelles ont conduit des femmes aux pires extrémités : les infanticides de filles se sont multipliés quand la Chine a imposé un seul enfant par couple. Et dans les pays les plus riches, des femmes font des tests ultra-précoces pour pouvoir avorter de leurs fœtus mâles parce que les filles, ça travaille mieux à l’école et ça s’occupe de leurs vieux parents. Ça te révolte? C’est pourtant la réalité! Être une femme, c’est une guerre de tranchées de tous les instants, une guerre ininterrompue! Une guerre avec son propre corps, avec les corps qu’elle touche et ceux qu’elle ne veut pas laisser la toucher, avec le corps dévorant et épuisant des enfants, avec le corps envieux des autres femmes, avec le corps invalide des parents et, par-dessus le marché, avec le corps social. Et quand on est une femme qui ne veut pas d’homme ou d’enfant dans sa vie, il faut encore se battre. Être une femme, c’est se battre sur trente-six fronts à la fois! Quoi que tu en penses, ta vie d’homme est bien plus simple! Tu ne sais pas quelle chance tu as! »

À la fin, elle criait presque. Elle s’est tue brusquement et a gardé le silence pendant un long moment. Et puis soudain, comme si quelque chose l’avait tirée de ses pensées, sa colère a rejailli.

« Tu sais, parfois, j’en ai ras le bol de soigner! De torcher la morve, le sang, la sueur, le vomi et la merde. Les femmes ont les mains là-dedans toute leur vie… Elles n’ont pas assez de leur propre merde et de leur propre sang, il faut qu’elles touchent ceux des autres! Des gamins qui braillent et qui chient, des vieux qui chient et qui font chier, des hommes qui font chier à s’entre-tuer! Être une femme, c’est être assignée à torcher jusqu’au point d’en crever! Je comprends qu’il y en ait qui tuent!!! Ça leur fait des vacances! ».

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