La mémoire délavée, Nathacha Appanah.
- loudebergh
- 15 juin
- 3 min de lecture

J’ai coutume d’écrire ces chroniques immédiatement après avoir terminé la lecture d’un livre. Et quand je dis immédiatement, c’est dans la minute qui suit celle de la fin d’un texte. Parce qu’il me faut ne pas trop réfléchir, que j’ai besoin de rester dans l’émotion du récit pour en recueillir quelque chose et que c’est dans l’écriture que ma pensée se construit.
Pourtant, hier soir, lorsque j’ai terminé La mémoire délavée de Nathacha Appanah, il était presque minuit, la chaleur était immense dans notre chambre et une torpeur m’a étreinte. Si je commençais cette chronique maintenant, me disais-je, je ne serai pas juste avec La mémoire délavée. Mes mots risqueraient d’être mous et indolents – ce que ce texte ne mérite pas.
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Ce poignant récit s'ouvre sur un vol d'étourneaux dont le murmure dans une langue secrète fait écho à toutes les migrations et surtout à celle d'aïeux, partis d'un village d'Inde en 1872 pour rejoindre l'île Maurice. C'est alors le début d'une grande traversée de la mémoire, qui fait apparaître autant l'histoire collective des engagés indiens que l'histoire intime de la famille de Nathacha Appanah.
Ces coolies venaient remplacer les esclaves noirs et étaient affublés d'un numéro en arrivant à Port-Louis, premier signe d'une terrible déshumanisation dont l'autrice décrit avec précision chaque détail. Mais le centre du livre est un magnifique hommage à son grand-père, dont la beauté et le courage éclairent ces pages, lui qui travaillait comme son propre père dans les champs de canne, respectant les traditions hindoues mais se sentant avant tout mauricien.
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Je ne remercierai jamais assez Richard Gaitet pour la merveille qu’est son podcast Bookmakers, les écrivains au travail. Si j’ai souvent la chance de « connaître » littérairement parlant les auteurs·ices qu’il met en onde, ce n’est généralement que par un ou deux textes, et de façon autrement superficielle.
L’intelligence, la grandeur, le temps long de ce podcast permet de les découvrir en profondeur et en subtilité. De comprendre leur langue, leurs errements, leur travail sur les textes. C’est divin et engageant. Si bien que je ne peux, en terminant la série des trois épisodes qui donnent la voix à un.e auteurs·ices, ne pas me précipiter à la bibliothèque ou en librairie pour continuer le voyage.
C’est ce qui m’est arrivé, une fois de plus, avec Nathacha Appanah, dont je ne connaissais le nom et le travail que par quelques interviews dans La Grande Librairie. Jusque là, ses livres n’avaient pas gratté mon attention plus que cela et c’est le podcast Bookmakers qui a complètement transformé ce regard. Dès le premier épisode, je me suis enthousiasmée pour la voix de Nathacha Appanah, son regard sur le monde, sur la terre, sur les femmes et les injustices. Celui sur ses ancêtres, son rapport à la peur et à la transmission. Tout ce qui sortait de sa bouche me subjuguait. Sans parler de sa voix – plus douce qu’une brise, vivante en tout point.
À la médiathèque, ils possédaient d’elle plusieurs livres, je les ai tous empruntés. Et j’ai, sur mon bureau d’ordinateur, une liste des romans que je dois commander à la librairie.
J’ai commencé par La mémoire délavée parce que j’ai pensé que c’était certainement le récit qui me ferai le mieux entrer dans sa façon de regarder le monde. Parce que c’était un récit intime, direct et pudique sur ses aïeuls.les. Que j’aimais cette idée de mémoire qui se délavait de générations en générations et qu’il appartenait aux écrivains.es de la sauver. J’avais l’impression qu’en connaissant ses ancêtres, je la connaitrais un peu mieux, elle.
J’ai lu ce texte en quelques heures, ne pouvant m’empêcher de lire certaines phrases à plusieurs reprises pour en goûter la grâce, l’intelligence, la sensibilité. En comprendre ce qui faisait leur sel, leur bel ordonnancement. Et leur force intérieure.
J’avais le sentiment d’entendre l’autrice me parler de sa terre et des siens·nes. Ce qu’elle connaissait d’eux·elles, ce qu’elle avait découvert et ce qu’elle imaginait.
J’ai aimé le caractère éminemment hybride de La mémoire délavée.
Pas un roman, pas un essai non plus.
Un récit, oui. Grandiose. Narré comme un chant.
Lentement, amoureusement, soigneusement. Avec tendresse.
Une déclaration d’amour aux siens·nes, un combat littéraire pour les faire exister à jamais. Malgré le temps qui passe et l’oubli qui partout s’infiltre.
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