Il n’y a pas à dire, la lecture fait indéniablement partie de mes plus grands plaisirs. Et lorsque l’on se frotte à des auteurs comme Toni Morrison, on ne peut qu’être ravi d’avoir cette capacité à s’enfermer des heures durant entre les pages d’un roman. Avides. Avides d’histoires, d’effroi, de splendeur et de grâce. Avides de douceur, d’horreur et de mystères mêlés.
Mais d’où lui vient cette puissance ? Cette force d’évocation ? Cette capacité à sidérer le lecteur en quelques phrases pour ne plus le lâcher qu’avec tristesse quelques 450 pages plus loin. D’où lui vient cette cruauté ? Cette sincérité ? Cette sensualité ? A-t-on le droit d’affirmer qu’entre ses pages on est à même de trouver bien plus que de la grande Littérature ?
Du bout des doigts, on effleure la peau ravagée des personnages, au creux de notre paume se blottissent leurs secrets, sous nos ongles se réfugient leurs peurs et leurs douleurs. On devient l’un d’eux et tous à la fois, on souffre sous le fouet, on s’émeut des déchirures, on plonge dans la folie.
Ou l’émerveillement, c’est selon.
Ce n’est pas la première fois que la grande Toni Morrison me fait cet effet : j’avais déjà été complètement séduite par son premier roman, L’œil le plus bleu (1970). Mais je dois avouer que Beloved (prix Pulitzer en 1988) m’a faite frissonner d’une toute autre manière. Le Prix Nobel, reçu en 1993, couronnant son art romanesque, sa puissance imaginative et son expressivité d’une infinie richesse, n’était pas volé.
« Non. Ce petit endroit près d’une fenêtre, voilà ce que je veux. Et me reposer. Il n’y a rien à frotter maintenant, et aucune raison de le faire. Il ne reste rien à baigner, à supposer même qu’il sache s’y prendre. » Le fera-t-il par petits bouts ? D’abord son visage, puis ses mains, ses cuisses, ses pieds, son dos ? En terminant par ses seins épuisés ? Et s’il la baigne par petits bouts, est-ce que les morceaux tiendront ? Elle ouvre les yeux, consciente du danger qu’il y a à le regarder. Elle le regarde. La peau couleur noyau de pêche, le pli entre ses yeux disponibles, en attente, et elle voit – elle voit cette chose en lui, cette grâce qui en fait le genre d’homme capable d’entrer dans une maison et de faire pleurer les femmes. Parce que, avec lui, en sa présence, elles pouvaient. »
Ce livre c’est l’histoire de Sethe, ancienne esclave, et de ses enfants, vivants ou morts, dans un monde hostile qui les juge et le broie, l’Amérique post-guerre de Sécession. Inspiré d’un fait divers survenu en 1856, Beloved est la grande œuvre de la romancière américaine Toni Morrison. Loin de tous les clichés, c’est un roman bouleversant qui sublime la douleur des opprimés.
Car c’est avant tout l’histoire d’une immense souffrance qui semble ne jamais prendre fin : les affres de l’esclavage, le viol, les tortures incessantes, les fuites, les trahisons, le silence. C’est aussi celle d’une mère capable de tuer son enfant pour lui éviter de devenir esclave à son tour (je ne dévoile rien ici, vous trouverez cet élément dans tous les résumés existants, et le comprendrez très vite dans les premières pages du roman), celle d’une maison hantée par ce bébé disparu, celle d’un homme revenu des limbes par amour et humanité, celle d’une morte ramené à la vie. Pas de science-fiction ici, rassurez-vous ! Mais de la magie. Du mystère. De l’évocation et du silence. Beaucoup de silence.
Car il y a chez Toni Morrison cette capacité à donner sans compter, mais par petites touches. Infimes. A évoquer plutôt qu’à dire. A sauter d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre. Elle tente de nous perdre pour que, petit à petit, le récit s’orchestre dans notre cœur et s’y trouve sublimé. Un magnifique tableau, flou de prime abord, se révèle sous nos yeux ébahis. C’est donc là qu’elle a voulu nous mener ? Quelle merveille !
Et cette langue, littéralement traduite du parlé des anciens esclaves de l’époque, qui nous plonge au cœur d’une histoire qui n’en devient que plus réelle. Et plus incroyable par la même.
« Ecouter les tourterelles à Alfred, Géorgie, et n’avoir ni le droit ni la permission d’y prendre plaisir, parce que, dans cet endroit, brume, tourterelles, soleil, poussière cuivrée, lune – tout appartenait aux hommes qui avaient les fusils. De petits hommes pour certains, et des grands aussi, qu’il aurait tous pu briser comme fétus, s’il l’avait voulu. Des hommes convaincus que leur virilité résidait dans leur fusil et qui n’étaient même pas gênés de savoir que, coup de feu ou pas, les renards se moquaient d’eux. Et ces hommes qui faisaient rire jusqu’aux renardes pouvaient, si vous les laissiez faire, vous priver d’entendre les tourterelles ou d’aimer le clair de lune. Si bien que vous vous protégiez et que vous finissiez par aimer petit. Que vous choisissiez la plus petite étoile du ciel pour vôtre ; que vous couchiez la tête tordue pour apercevoir la bien-aimée par-dessus le bord du fossé avant de vous endormir. »
Vous l’avez compris, ce livre m’a énormément plu. Depuis la première phrase, énigmatique, jusqu’à son dénouement superbe et infernal. Toni Morrison m’a emportée, à la seule force de son talent, de sa justesse et de sa grâce, en m’offrant une des choses qui m’est le plus cher : de magnifiques heures de lecture.
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