Il est de ces romans que l’on entame sans trop se poser de questions. Parce qu’ils nous appellent pour une raison qu’il est difficile d’expliquer, parce qu’on nous l’a offert en nous disant : « Tu vas voir, c’est incroyable ! » ou parce qu’il est tout simplement au dessus de la pile interminable des livres que l’on se promet de lire avant…avant quoi d’ailleurs ? Ce sont d’ailleurs bien souvent des romans que l’on pense inoffensifs, juste capables de nous divertir un moment et de nous plonger dans un ailleurs qui n’aura, pense-t-on, que peu de résonance en nous. Bref, on s’en empare parce qu’il faut bien se trouver quelques chose à se mettre sous la dent. C’est ce que je fis pour La Part de l’autre d’Eric-Emmanuel Schmitt : j’ai choisis un roman en pensant ne pas prendre trop de risques.
C’est toutefois au milieu du livre que j’ai commencé à réaliser que La Part de l’autre n’était pas un roman inoffensif. Que sa lecture induisait une part de risque. Il semble d’ailleurs que tel ait également été le cas pour l’auteur, Eric-Emmanuel SCHMITT qui témoigne à la fin du roman, dans ce qu’il nomme son « Journal », de ce que cette écriture lui a fait vivre : « Ce livre m’impose une telle tension morale que je commence à avoir peur pour mon équilibre. /…/ Je deviens taciturne, je marche en boitant, mes épaules se replient ». Car raconter chaque jour deux êtres qui ne sont qu’un, l’un devenant un salaud, l’autre un homme bien, est aussi coûteux pour l’auteur que pour son lecteur qui se retrouve confronté à un dilemme. Un dilemme d’ordre éthique.
Ce dilemme réside dans le principe même du roman, né d’une simple interrogation : Que se serait-il passé si, en 1908, l’école des Beaux-Arts de Vienne avait accepté Adolf Hitler en première année au lieu de le recaler ? Quel tournant aurait pris le siècle si Hitler avait pu épanouir ses ambitions artistiques ? Quel homme serait-il devenu si à cette minute, une toute autre décision avait été prise ?
C’est à cette question qu’a décidé de s’atteler l’auteur, amateur des sujets « casse-gueule ». Il y répond, par un formidable double récit : celui de deux personnages qui ne sont en réalité qu’un, de deux postures, de deux schémas de fonctionnement, bref, de deux Hitler : l’un Adolph H., reçu en 1908 à L’école des Beaux-Arts de Vienne et l’autre, Hitler, celui que l’on ne connaît que trop bien.
Une alternance dangereusement entamée dans les cent premières pages du roman, par un risque pris par l’auteur : rendre le vrai Hitler plus sympathique que le fantasmé. Il n’est pas encore un monstre après tout, alors pourquoi pas ? Il n’est qu’un artiste raté, un clochard, un soldat incapable de prendre du galon, un… mais cessons-là notre énumération car arrive la guerre (celle de 14-18) qui le transforme, qui lui donne les moyens et les raisons de s’épanouir dans la seule chose que toute sa vie il maîtrisera : la haine. La haine, son seul et ultime ressort politique. La première guerre mondiale, vécue comme un accomplissement. Elle donne enfin un rôle à l’artiste raté, elle fait de l’autrichien sans le sous un allemand, un aryen ; elle lui offre le modèle de l’organisation parfaite car autoritaire.
Parallèlement se trouve décrite la vie d’Adolph H., jamais nommé Hitler, admis à l’académie, faisant de choix de rencontrer le Dr Sigmund Freud pour résoudre son problème avec les femmes (que le vrai Hitler enterrera toute sa vie), subissant la première guerre mondiale comme n’importe quel jeune soldat allemand envoyé pour faire office de chaire à canon, en sortant profondément épris de pacifisme, partant à Paris, y intégrant le milieu surréaliste, y tombant amoureux de deux sublimes femmes, y faisant des enfants... C’est un Hitler humain, un Hitler comme tout le monde que l’on se voit décrire. Un Hitler humble, altruiste, recherchant son propre bonheur ainsi que celui des autres.
Tout au long du roman, Eric-Emmanuel Schmitt file la métaphore de la sexualité, expression privilégiée de leur existence aux autres, chez ses deux Hitler. La quête de cette sexualité est épanouie chez l’un, et se révèle non-quête chez l’autre. Troublé mais soigné par les propos de Freud, Adolph H. tentera toute sa vie de connaître le plaisir tout en sachant le donner, recherchant la rencontre, la caresse, la volupté, l’orgasme les yeux ouvert, bref l’amour. Hitler lui, qui toujours fera en sorte d’ignorer son « problème avec les filles », restera le « Dictateur vierge », frustré, vengeur, enfermé dans son idolâtrie wagnérienne, n’évoluant ni sexuellement, ni humainement, ni artistiquement. Malheureux mais satisfait de voir son monde conçu pour fonctionner avec lui pour centre. « Heureux ? Quelle drôle d’idée ! Est-ce que le soleil est heureux ? ». Il se contentait de faire l’amour aux foules dans ses discours enflammés, une « sublimation de sa vie sexuelle ratée ».
Ce qui les distingue ? La compassion. Ce qu’Eric-Emmanuel Schmitt nomme « la part de l’autre ».
Hitler se sentait investi d’une mission et n’agissait que pour ce qu’il concevait comme le bien commun, fanatique, persuadé de bien faire en massacrant, tuant et entravant. Ne voyant plus, dans son amoncellement de certitudes, la part de l’autre.
Adolph H., porteur pourtant du même bagage génétique, avait intégré cette part de l’autre dans son fonctionnement et savait regarder l’homme à hauteur d’homme.
La part de l’autre, c’est bien ce qui donne toute sa dimension au récit : recherche de l’altérité pour l’un, fuite de l’altérité pour l’autre.
Et si Hitler n’était pas « l’Autre » demande E-E. Schmitt?
Si les circonstances avaient été différentes, Hitler aurait-il vraiment pu devenir un autre homme que celui que l’Histoire a retenu? Serions-nous tous de fait, des Hitler en puissance ? C’est ici que je me rends compte de la présomption de poser cette assertion dans ma première chronique mais qu’importe, car pour Eric-Emmanuel Schmitt, « la littérature n’est pas une fin en soi. Un livre doit provoquer la discussion, sinon il est inutile ». Comme tous les romans d’E-E. Schmitt, celui-ci se dévore. Pas simplement parce que l’écriture est fluide, rythmée, accessible et chaleureuse, mais parce qu’à chaque mot posé, aussi simple soit-il, découle un questionnement, un malaise, une gêne ou un regard de côté. Il interroge sur ce que nous sommes, sur ce qu’est l’autre et un sujet aussi élémentaire soit-il peut ouvrir à voie à des querelles et des causeries sans fin. C’est ce que l’on demande à la littérature, non ?
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