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Photo du rédacteurloudebergh

Inconnu à cette adresse, Kressmann Taylor.


Il est fréquent de qualifier Inconnu à cette adresse de « nouvelle parfaite ». On parle de ses 57 pages comme d’un trait de génie à l’état pur ; on lui trouve tout le naturel des formats épistolaires et toute la beauté d’une histoire bien ficelée.

On ne lui reproche qu’une chose, somme toute: ne faire que 57 pages.


Inconnu à cette adresse, est une courte correspondance (fictive), une quinzaine de lettres tout au plus, retraçant les échanges, de 1932 à 1934, de l’allemand Martin Schulse et de son ami de longue date Max Eisenstein, un juif américain. Tous deux dirigent une galerie d’art en Californie. Lorsque Martin rentre en Allemagne, ils entament une correspondance. Dans de très belles lettres, ils racontent leur quotidien, la nouvelle maison que Martin a pu acheter, la naissance des enfants, les tableaux que Max a vendu et bien sûr, la montée du nazisme et l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Très vite, Martin s’engage et pénètre la haute société nazie. Ce faisant, il renonce à son amitié pour Max.

57 pages plus loin, un funeste dénouement. Magistral, inattendu et superbement mené.


« 18 août 1933. Tu dis que nous persécutons les libéraux, Max, que nous brûlons les livres. Tu devrais te réveiller : est-ce que le chirurgien qui enlève un cancer fait preuve de ce sentimentalisme niais ? Il taille dans le vif, sans états d’âme. Oui, nous sommes cruels. La naissance est un acte brutal ; notre re-naissance l’est aussi. »


Pour Whit Burnett (Directeur du Story Magazine), avec cette correspondance, la Littérature américaine s’est enrichie d’une rareté littéraire. L’histoire racontée y est diaboliquement habile, sa conception et son expression sont d’une évidence et d’un naturel absolu.

Son auteur, Kressmann Taylor, est en réalité une femme, une épouse et une mère de trois enfants. Je le précise car c’est ainsi qu’elle se définit, nullement comme une écrivaine. Ce livre, le seul qu’elle a écrit, est fondé sur quelques lettres réellement rédigées et autour desquelles elle a construit sa machiavélique nouvelle.

Le succès fut immédiat. Dix jours après sa publication en 1938 dans le Story Magazine, le numéro était épuisé. La demande qui s’ensuivit fut telle qu’on ne put y répondre et plusieurs lecteurs admiratifs, de leur propre initiative, ronéotypèrent leurs exemplaires pour que leur entourage puisse découvrir l’origine de l’engouement. La nouvelle fut ensuite publiée sous une forme condensée dans le Reader’s Digest, pour ses trois millions de lecteurs. L’industrie du cinéma s’en empara également, les éditeurs britanniques passèrent commande et la nouvelle commença à être traduite en de nombreuses langues.


Elle trône désormais sur toutes les étagères des bonnes bibliothèques américaines. On la fait lire dans les classes aux adolescents, on en étudie les procédés narratifs. Inconnu à cette adresse est entré dans les classiques comme qui dirait, et c’est tant mieux ! Et même si je dois le reconnaître, je ne suis pas une grande lectrice de nouvelles - je suis vite désappointée et désarçonnée par la forme courte qu’implique le genre - j’ai eu un infini plaisir à découvrir ce livre court et incisif, à lire ces lettres passionnantes, admirablement bien écrites et dotées d’un rythme parfaitement maîtrisé ; et une immense joie à savourer l’accélération implacable qui s’opère dans les ultimes échanges pour découvrir la dernière lettre, saisissante.


Kressmann Taylor capte avec justesse un moment de l’Histoire, elle fait une photographie, sur le vif, d’un moment de bascule, sans complaisance ni didactisme aucun. Elle nous livre, en toutes lettres c'est le cas de le dire), ce que fut l’Allemagne nazie : une tragédie intime et collective.

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