« Ce roman, nous dit Emilie de Turckheim, je ne l’ai pas écrit. Je l’ai sécrété. Il a débordé de ma peau, de ma bouche et de mon sexe ».
C’est une histoire d’amour qui dit à la misère d’aller se faire foutre,
une langue poétique qui envoie promener le bagou romanesque,
une expressivité pure et dure qui pousse les tristes et les discrets dans leurs plus lointains retranchements.
C’est une débauche de mots et de trompettes, d’argot et de galimatias, un feu d’artifice de phrases, un déluge de poésie, une déferlante de vers, une dentelle de cadences.
C’est une langue charnue et verte,
joufflue et fleurie,
sale et grandiose.
Une langue puissante et charnelle, une langue légère et souple,
Le chat et le pinson,
le tigre et la grenouille,
de la très belle Littérature somme toute !
Vise un peu! :
« Dylan ! Tu comptes encrimailler les lurettes déguisées en rideau ? Qu’est-ce que c’est que cet édredon en croûte de poils ?
- C’est le châle de Gisèle. Tu le reconnais pas ?
- Non, ça m’dit rien. Vu l’immonde épouvantail, j’m’en souviendrais, Cow-boy… Crois-moi ou crois-moi pas, mais la lurette samaritaine qui m’a cambriolé l’écorce y’a deux lunes vient d’me transfuser toute une fiole de filtre amoureux… Faudrait qu’tu la soupèses du cœur quand elle rigole sans faire de bruit ! Quelle poésie ! J’ai plus une larme dilapidable en idylle capillaire ! Même la mort violente d’mon étoile filante me laisse plus froid qu’une laitue ! Et toi, Dylan ? Une lurette de passage ?
- Non. T’as pris un bain ?
- Un bain ? Tu veux rire ! Une piscine olympique ! Les thermes romains ! Mariette avait une mère qu’on va appeler Lison mais qui s’appelait peut-être Andrée ou Greta, ça, on ne sait pas… Et Lison avait des prunailles d’huître royale, c’est photographiquement prouvé. /…/J’voudrais l’enrougir avec des tiges fleuries ! T’irais pas m’subtiliser un bouquet au marché, Dylan ? J’avais bien pensé à un bouquet capillaire, j’ai d’quoi faire, mais la lurette aurait pas bien saisi la poésie…En parlant d’fleurs, j’ai étourdi Tulipe…
- Qu’est-ce que tu veux pour ton bouquet ? Des marguerites ?
- Ah, non ! Quelle lacune de séduction, Dylan ! On offre des marguerites à son facteur ! On nourrit son chien avec des marguerites ! Non, Dylan ! Des roses ! La fleur, c’est la rose !
- Quelle couleur ?
- Si tu trouves couleur huître, ce serait parfait !
- Huître ? C’est dans les gris, ça ?
- Gris ? Dylan ! L’huître, c’est couleur de palpitation ! C’est perle précieuse ! C’est pas gris ! »
Tu saisis ? Et encore, sache j’y suis allée avec le dos de la petite cuiller en argent, la plus petite, la plus délicate du vaisselier ; je n’ai pas choisi le passage le plus fleuri ! Je te ménage, lecteur, et te garde au chaud quelques surprises langagières! Les quelques 150 pages qui constituent ce court roman témoignent de ce style inqualifiable, aussi imaginé qu’imageant, engageant, émotionnellement bouleversant, haletant. Les pendus d’Emilie de Turckheim, se lit en un souffle, une brise ! Quelques heures tout au plus ! Et se relit, plusieurs fois. Parce qu’il est bon de goûter la saveur d’un mot, d’effeuiller une phrase comme on le ferait avec un trèfle, d’éplucher une page avec la minutie réservée au plus précieux des légumes ! Mais voilà que déjà, je tressaute, m’éloigne et me perds en circonvolutions cérébrales ! Replaçons l’église au milieu du village ! De quoi s’agit-il me demandes-tu ?
Gustave, allias Gaston, n'a pas toujours été assis sur des cartons, dans la grisaille des trottoirs de Paris, accoudé à son litron de rouge, à regarder lureaux et lurettes passer. C'était un poète, un artiste pas toujours complètement ivre qui, dans un petit estaminet du quartier Montparnasse, récitait les vers de François Villon à une pleine salle de clients envoûtés. C'est en tout cas ce qu'il aime à répéter à Julien, son presque fils, l'adolescent rêveur et mutique qui lui tient parfois compagnie sur le macadam. Et tandis que Gaston tombe amoureux de la belle Mariette aux yeux coquilles d’huitres qui, par une nuit glaciale, l'accueille sous son toit, Julien dévore un à un les pièges de la ville, et s’enferme dans une violence dévastatrice. Rien ne le console de cette mère qu'il n'a pas vue depuis onze ans, et qui, bientôt, sortira de prison.
« Loin, je suis près de lui. Et c’est à ses côtés que je veux le quitter. Je marche sur le trottoir. Je l’aperçois. Il enfonce le grillage à coups de pied. Les passants forment un demi-cercle pour l’éviter. Fourmis déviées par l’obstacle. Fourmis humaines qui succombent à la tentation d’observer du coin de l’œil le sous-sol de l’humanité, là, exquisément proche. Mais rien de nos corps ne peut les atteindre. Et nous pourrions mourir. »
Parce que la poésie, ce n’est pas tant des mots exactement que des mots hasardement.
Et comme le hasard fait bien les choses dans ce superbe roman !
Un roman liquide, qui déborde de toutes parts, un flot irritant et salvateur qui donne la nausée et la joie de l’instant.
Un roman qui feule, qui coule et s’immisce partout,
te dévore les yeux et t’emplit le cœur !
Un roman aussi superbe que répugnant, aussi drôle que désespérant, infiniment salé, délicatement sucré.
C’est beaucoup de bruits aussi, des bruits de sucions, des talons qui claquent sur un sol poisseux, des bouteilles de rouge que l’on ouvre sans ménagement, bruissements de vermines à l’ouvrage; ce sont des sensations à tout va, du gluant, du moelleux, du froid. Mais jamais de vide.
Dans ce magnifique roman, les mots d’Emilie de Turckheim emplissent le monde en une impressionnante maîtrise, les phrases sont jouées comme des notes de musique anciennes, les vers et les touffes de mots dansent avec dextérité et panache !
Pour notre plus grand plaisir !
Une très belle invitation au plaisir de goûter les mots, dans un langage visiblement très fleuri ! :-) Un livre qui nous offre le formidable cadeau de naviguer entre émotion et rêverie jusqu'à une relecture appuyée des mots pour en goûter pleinement toute leur saveur ! Merci à toi pour ce beau partage !