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  • Photo du rédacteurloudebergh

Honorer la fureur, Rodolphe Barry.


Je vous parle ici d’un grand roman. D’un très grand roman.

Un roman, qui embrase et laisse au tapis,

un roman qui élève et éclaire,

qui agite et entraine,

qui émeut et bouleverse.

Une claque littéraire comme on aime à le dire,

Un bijou de colère et de poésie,

Un souffle d’amour et de liberté.


Un souffle, vraiment ! Pas une petite brise matinale qui soulève les cheveux et le liseré des robes, non! Un coup de mistral,

une bourrasque qui te déporte,

qui te pousse brutalement dans les années 30 aux Etats-Unis,

dans les bras de James Agee.


Mais revenons en arrière.

1941, New York : Quelques libraires déposent fébrilement dans leurs rayonnages les premiers tirages de Louons maintenant les grands hommes, de James Agee et Walker Evans, un livre magnifique qui va devenir culte. Personne ne le sait encore mais cet ouvrage va nourrir des générations d’écrivains, fera trembler le pouvoir et sera révolutionnaire.

Ce livre, c’est d’abord une commande : celle de la très libérale revue Fortune qui, ulcérée par les prises de positions communistes et anti-libérales de son plus prestigieux journaliste, envoie James Agee en reportage. Il part dans son sud natal pour une enquête sur la vie des métayers en Alabama. James, qui se sentait à l’étroit dans son petit bureau New-Yorkais se voit revivre. D’autant qu’on lui adjoint pour son voyage un jeune photographe inconnu alors avec qui le courant passe d’emblée, Walker Evans.

Le reportage devient un brûlot, un plaidoyer, un cri rageur face à la pauvreté des fermiers pour la première fois montrée. Dans ce livre, il y a toute la rage de l’Amérique de la Grande Dépression. Une sourde colère qui se mêle à un abattement sans nom. Il y a de la fièvre, il y a de l’amour, il y a de la grandeur. Les photographies de Walker Evans vont au delà de la simple description, c’est toute la noblesse et la dureté du travail qui en transpirent. Les textes d’Agee eux traitent avant tout de la condition humaine, de la force quasi spirituelle de ces familles dont il ne s’est jamais senti aussi proche. Le style dépasse largement le cadre du journalisme, la langue est intense, rapide, presque religieuse.


« Ces dimanches de l’été 1936, James fume et boit dans l’espoir inconscient de chasser ses visions, de dépurer son cœur et drainer ses nerfs. Mais la liqueur de prunelle et le tabac brun ne font que raviver sa douleur patiente. Walker constate combien cette expérience le rend plus solitaire encore, et affligé. Ce n’est pas le sud qu’il essaie de saisir, mais la condition humaine telle qu’elle trouve à s’exprimer autour d’un lopin de terre perdu d’un comté perdu d’un Alabama perdu et oublié. Et dans sa tête, les mêmes questions lancinantes. Pris au piège du cercle vicieux qui leur tient lieu d’existence, quelle idée ces innocents se font-ils du bonheur, eux qui ne savent plus rien du temps où il était plaisant et doux d’être en vie. Eux qui ne connaissent pas même cette fatigue euphorique que procure la sensation du travail accompli. Eux dont le regard n’abrite aucune vision, rien que le reflet du ciel chauffé à blanc. »

Le nom de James Agee commence à circuler chez les écrivains, les journalistes, les intellectuels. Il enchaine les articles, de plus en plus libre pour choisir ses sujets, devient critique littéraire, romancier, chroniqueur cinéma, scénariste. On parle d’un type fascinant, insupportable, terriblement brillant, Michelangelesque, révolté et alcoolique. Aujourd’hui, tout le monde l’a oublié et pourtant ! Il était la plume de son temps ! Il travaillait avec les plus grands, écrivait des scénarii pour John Huston la nuit, conseillait Chaplin le jour et adapta la célébrissime Nuit du Chasseur.


C’est ce James Agee que Rodolphe Barry nous fait découvrir. L’écorché vif. Luttant contre ses pulsions de vie et de mort avec la même force. L’Artiste avec un grand A. L’Art avec un grand A même. L’homme dont l’intégrité n’a jamais été ébranlée, celui dont la soif d’absolu n’a jamais cessé de se fracasser contre le réel, contre la vie. L’homme en colère que ses propres faiblesses écoeuraient et détruisaient à petit feu. L’homme épuisé, exténué, étouffé par un trop-plein de vie intérieure. Un homme qui jamais ne sut traverser la souffrance, ne pouvant que s’y noyer.


« Les accès de mélancolie et les fêlures qu’il prend soin de garder pour lui n’échappent à personne, et tous l’admirent en secret. Pour eux, James n’a jamais rien fait d’autre que de prendre la mesure de ses limites absolues. Rien d’autre que de s’approcher d’un saut dans le vide tout en restant debout. Possédé, incorrigible, il connaît la solitude de qui établit ses propres règles. Sa vie les incite à réfléchir à leur existence. »


Comment peut-on si bien éclairer les autres tout en demeurant soi-même ce soleil noir ?

Jamais Agee n’agissait au nom de ce que l’on pourrait nommer « Bien », non. Il n’était pas dogmatique. Il réagissait, partout et tout le temps, de façon épidermique, à l’injustice. Et son épiderme à lui, c’était la littérature. La grande, la puissante. La seule capable d’éclairer la face noire d’une Amérique en perdition. Toute sa vie, il ne cessa d’aider à vivre ceux qu’il aimait sans trop en demander pour lui même. Dans son tumulte et dans sa rage, il a toujours traqué la vérité et approfondi la grâce. Sa présence était un don.


« Tout parle, les rapports humains aussi bien qu’un ustensile de cuisine ou la poignée usée d’un tiroir de commode. Aucun détail ne doit être négligé. Aucun indice. Aucune preuve. La moindre omission, la plus petite imprécision relèverait du mensonge, c’est à dire de la trahison. Observer jusqu’à épuiser le réel, sa tâche est immense. Mais témoigner de ces vies dont tout l’effort est de survivre est à ce prix. Devrait-il y travailler des années, y laisser sa peau, il noircira les pages nécessaires. »


Rodolphe Barry nous livre ici un souffle.

Une immense bouffée d’air et d’Art.

D’une écriture inquiète, pressée, terriblement dense et juste, il nous livre le portrait d’un homme tourmenté et infiniment beau. Un homme dont la conscience sociale avait un jour pris la place du cœur. Il nous tient en haleine les 300 pages durant avec une force indescriptible. Impossible de reposer son livre. Ou seulement le cœur gros. De ne plus pouvoir tenir la main de l’essence même de l’art : la liberté.

Mr Rodolphe Barry, merci. Vous êtes un immense romancier !

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