Installe-toi quelque part. Confortablement, au calme. Dans un endroit où tu pourras rester plusieurs heures, peut-être même toute la nuit. Rends-toi disponible. Absolument. Sinon, tu passeras à côté. Parce que ce que tu vas lire, L’avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic, tu ne l’as jamais lu avant. Et il est très probable que tu ne retombes pas de sitôt sur un tel roman. Accroche toi un peu aussi ; ce roman est insaisissable. Il s’échappe en permanence, t’échappe très souvent. Mais sache que si toutes ces conditions sont réunies, il se pourrait bien qu’il t’emporte, te hante et laisse dans ton cœur une petite griffure. Minuscule, infime, mais bien réelle.
Ne t’arrête pas au résumé de la quatrième de couverture. Il ne dit rien de ce que dit vraiment ce livre, cette sublime histoire d’amour, de trahison, d’abandon et d’épuisement. Il ne fait qu’évoquer les premières pages : la rencontre et le début de l’histoire de Paul - étudiant le jour et veilleur dans un hôtel la nuit - et d’Amélia, riche héritière qui y occupe une chambre à l’année. Ils s’aiment d’un amour intense et magnifique, libre et érudit. Subitement cependant, Amélia part pour Sarajevo, sur les traces de sa mère disparue.
L’avancée de la nuit, c’est d’abord des personnages uniques et magnifiques, ils sont de ceux qui « portent » le roman du début à la fin. Il y a Amélia cette « splendeur, à l’esprit vif, à l’imagination ardente, le genre qui allongé dans l’herbe paraissait le prolongement de l’herbe, et plus encore /…/ paraissait l’intelligence de l’herbe, son génie ». Paul lui, n’est qu’amour ; pour elle, pour le monde, pour Albers, pour Louise. Mais cet amour est à double tranchant. L’abandon d’Amélia lui ouvre les portes du monde, un monde dangereux et terrifiant, un monde dont il cherche à tous prix à être l’étranger. Et si l’on voit Louise comme la lumière du roman, Anton Albers, est indéniablement le silex (ou l’interrupteur, c’est selon). Cette dernière enseigne à l’université où Paul et Amélia partage le même banc. « Elle avait une parole claire et obscure, qui n’appartenait qu’à elle, c’était plutôt comme de regarder quelqu’un prédire l’avenir, oui, c’était plutôt comme ces émissions où l’on voyait quelque magicienne, voyante ou mentaliste entrer en contact avec l’esprit des morts, sauf qu’Albers semblait en connexion directe avec l’Occident à venir, avec le futur du capitalisme et de l’industrie, quand ces gens à qui Paul pensait en l’écoutant étaient tous, sans exception, des imposteurs. L’intitulé du semestre portait sur « La ville de demain » mais jusqu’à présent elle n’avait, semblait-il, parlé que de la peur ».
Car si l’avancée de la nuit est présentée partout comme une sublime histoire d’amour, c’est d’abord, selon moi, un roman sur la peur, sur les peurs, toutes catégories confondues. Il y a dans ce livre une terreur sourde, celle qui réside dans le cœur de ceux qui, trop de fois, ont été abandonnés ou oubliés. Elle est larvée dans le cœur d’Amélia, comme elle l’était dans celui de sa mère. Malgré tous ses efforts de petite fille, jamais elle ne trouva d’issues de secours, de petits tunnels par lesquels elle aurait pu échapper « à l’ennui mortel d’une enfance sans enfants ». Cette terreur sourde la rend folle, mauvaise et distante, aveugle au monde – trop voyante peut-être -, froide, incapable d’aimer pense-t-on. Elle fait d’elle cette femme incapable de vivre ailleurs qu’en zone de guerre, comme l’était sa mère partie rejoindre Sarajevo durant le siège. Incapable de vivre tout court.
La peur de Paul, c’est cette nuit qui avance et encombre. Cette nuit qui tue parce qu’on ne la laisse plus exister. Cette nuit emplie de sons et de lumières, témoins lumineux de ses angoisses montantes.
« Ici il n’y a rien, et c’est la guerre : cette combinaison, ce rien et cette guerre, est le seul milieu propice à l’épanouissement d’Amélia. Dans le risque, elle aime l’abstraction, et dans l’abstraction elle aime le risque. Elle ne pense pas à la vie qu’elle a abandonnée. Il n’est pas impossible cependant que cette vie pense à elle. Elle va mieux, nettement mieux qu’avant, mais ce mieux est une froideur, un retranchement. Un rapport plus géométrique qu’humain au monde ».
Elle est pourtant somptueuse cette histoire d’amour, terrifiante de force et de renoncement, puissante et engluée dans des peurs intestine. Il fut un temps cependant où ils s’aimaient sans se détruire, et ces pages là (on les déguste au début et à la fin de l’ouvrage), on a envie de les faire lire à tous les jeunes amoureux ! A tous les vieux aussi ; parce que jamais le tumulte des sentiments n’a été aussi richement décrit, aussi simplement également. Leurs cœurs battaient puissamment. Contre le monde, contre l’époque. Un amour de résistants.
« Un jour, sous les yeux collectivement ébahis des amis de Paul, de ces amis qu’il était en train de quitter, Amélia posa sur ses épaules, sans tourner la tête vers lui, sans rien qui trahisse de sa part une attention soutenue, et encore moins romantique, son manteau à elle, comme une cape trop petite pour son large dos – sans le regarder elle savait, semblait-il, qu’il avait froid et lui, sans un mot ni un regard, se contenta de rassembler autour de sa gorge les manches du vêtement, confirmant cette intuition, se passant même de la remercier, cette sollicitude glaciale, aveugle, était un érotisme en train de s’inventer. »
Accroche-toi disais-je au début de cette chronique ! Car l’écriture de Jakuta Alikavazovic est singulière. Elle est touffue et heurtée, terriblement libre des contingences, mais parfois complexe aussi.
Laisse-toi porter un court instant, emporté par cette langue blessée, qu’elle te rappelle à l’ordre, te perd et te noies, t’incite à rester aux aguets. Concentré. Sans doute est-ce le seul moyen de dire ce qui est dit dans ce roman avec cette puissance, cette folie, cet amour inconditionnel ? Du moins ne l’imagine-t-on pas autrement une fois L’avancée de la nuit refermée. Alors saisit-en ! Laisse toi porter par cet amour somptueux, transporter par les vagues de la chute de la Yougoslavie, laisse-toi ravager par cette souffrance indicible, laisse ton cœur s’imprimer d’une petite marque invisible pour les yeux, mais définitivement salvatrice pour l’âme.
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