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  • Photo du rédacteurloudebergh

L'oeil le plus bleu, Toni Morrison.

Dernière mise à jour : 18 sept. 2019


Lorsqu’une grande dame des lettres Américaines s’éteint, prix Nobel de littérature de surcroit, on en parle. Les émissions de radios à son sujet pleuvent, on ressort les vieilles interviews, les anciens entretiens réalisés en de multiples langues dans des appartements tous plus somptueux les uns que les autres, on réédite ses chefs-d’oeuvre, on recouvre les devantures des librairies de ses plus prestigieux romans, et nos cœurs se souviennent de son talent et de sa puissance.


Et aussi triste ce décès soit-il, et si grand soit le vide qu’il laisse dans le paysage littéraire américain, il correspond pour moi à la naissance d’une étoile au sein de mon petit ciel romanesque personnel. Une belle étoile, dont je ne connais à l’heure actuelle qu’un infime morceau, mais que je me réjouis de faire mienne, et qui, je le sais, ne cessera de briller au dessus de mon front.


Car, que la honte s’abatte sur moi, les puissances culturelles et l’industrie du livre toutes à la fois, je ne découvre que maintenant l’immense femme que fut Toni Morrison et l’ampleur de son œuvre. Sans le vouloir, sans le savoir, j’étais passée à côté de Beloved, j’avais ignoré Le Chant de Salomon et avais soigneusement boudé Paradis.

Mais sans doute que les plus grands connaisseurs de son oeuvre suivis de près par les nombreux élus qui peuvent compter au moins un de ses romans dans leur panthéon personnel, me trouvent chanceuse : j’ai devant moi l’espoir d’innombrables heures de lecture plus intenses les unes que les autres, la perspective d’immenses joies littéraires et d’infinis bouleversements.


Les chefs-d’œuvre se repèrent de loin. Leurs titres, délicieux, sont couverts d’une aura dont ils ne sauront se départir avec le temps, les commentaires à leurs sujets n’ont cessé de pleuvoir et sont (toujours aujourd’hui, intemporels) dithyrambiques, et les libraires en nous les confiant à la caisse lèvent les yeux et nous regardent d’un air entendu. Peut-être même que ces romans ont une odeur différente, qui sait ? Il faudrait faire une étude là-dessus.


Quoiqu’il en soit, quelle qu’en soit son odeur, L’œil le plus bleu, premier roman de Toni Morrison, est un chef-d’œuvre. Un roman qui subjugue sur le moment et continue de hanter les heures puis les années passant. Il est aujourd’hui étudié dans toutes les écoles américaines, il peuple les imaginaires de toutes les petites filles noires et blanches du pays et émeut les puissants de ce monde. Il donne à voir, en germe (et encore, des « germes » comme ceux-là, on en veut bien tous les jours !), tous les thèmes essentiels de l’œuvre de Toni Morrison : la misère inéluctable de la condition noire, les rapports mère-fille, l’oppression sexuelle, la soif d’amour, la mort des enfants, le désir de justice, l’insoumission et la folie.


L’œil le plus bleu est un premier roman saisissant, vibrant de douleur et de révolte. A Lorain, dans l’Ohio des années 40, Claudia et Pecola, deux fillettes noires grandissent côte à côte. La première déteste les poupées blondes (et par extension les fillettes blanches) modèles imposés de perfection qui lui rappellent combien sa haine est légitime. La seconde idolâtre Shirley Temple et rêve d’avoir les yeux bleus. Pour qu’une fois, une seule fois, on la regarde. Avec amour et attendrissement.

Mais face à la dure réalité d’une Amérique Blanche, le rêve de beauté d’une petite fille est un leurre qui ne cède le pas qu’au fantasme et à la folie.


« Depuis quelques temps, Pecola se disait que si ses yeux – ses yeux qui retenaient les images, et savaient ce qu’on peut voir -, si ses yeux avaient été différents, c’est à dire beaux, elle-même aurait été différente. Elle avait de belles dents, et un nez moins gros et moins épaté que celui de certaines filles qu’on trouvait mignonnes. Si elle avait été différente, belle peut-être, Cholly aurait peut-être été différent lui aussi, et Mrs Breedlove. On aurait peut-être dit : « Regarde cette Pecola aux beaux yeux. Nous ne devons pas faire de vilaines choses devant ces jolis yeux. »


Avec elles, Toni Morrison nous entraine sur les pas de Pauline, Cholly, Soaphead et Frieda. Elle dresse le portrait sans concession d’une Amérique terriblement violente pour les noirs en général et les petites filles noires en particulier. Une image au vitriol, dans laquelle le racisme tient la première place. Il est partout, s’immisce dans chaque recoin, dans le regard des blancs, dans le dédain des juifs, dans le cœur des noirs. Il peuple les imaginaires des petites filles de couleur qui se trouvent laides, indésirables, non-aimables. Comment après tout pourraient-elles s’aimer si, dès leur plus jeune âge, la seule figure positive était celle de la petite Shirley Temple, celle pour laquelle toute l’Amérique se damnait, si blonde, si propre ? Les poupées que les parents offraient, malgré les meilleures intentions du monde, n’étaient qu’une succession de coups de poignard portés à leur estime. Comment aimer ces petites personnes crasseuses, trainant dans les arrière-cours de maisons minuscules alors que partout, des Daisy et des Shirley couraient, cheveux au vent, dans leurs robes de mousseline odorante, sur de verts gazons immaculés ? Comment ne pas en concevoir une haine immense ? Une colère inextinguible ?


A cette violence s’ajoute les blessures et les vexations quotidiennes. Les insultes et les coups qui pleuvent et jamais ne s’arrêtent. Parfois, c’est encore pire. Parfois, le viol est porté comme le coup suprême. Le seul capable de détruire, d’anéantir et de faire sombrer dans la folie.


« C’était une enfant sans problèmes – pourquoi est-ce qu’elle n’était pas heureuse ? L’affirmation claire de ses souffrances était une accusation. Il voulait lui briser le coup – mais tendrement. Le remords et l’impuissance sont montés en lui comme une bile. Que pourrait-il jamais faire pour elle ? Que lui donner ? Que lui dire ? Que peut dire un Noir liquidé au dos voûté à sa fille de onze ans ? S’il regardait son visage, il verrait ces yeux hagards et pleins d’amour. Le côté hagard l’irriterait – l’amour le mettrait en fureur. Comment osait-elle l’aimer ? /…/ Sa haine à son égard s’est transformée en vase dans son estomac et a menacé de devenir vomi. »


Toni Morrison nous prend à la gorge. Toute cette colère exprimée, c’est la sienne. Toute cette violence, c’est celle qu’elle porte depuis toujours et celle contre laquelle elle se bat. Son écriture est percutante, incisive, nerveuse. Sa langue est d’une intensité rare. D’un coup de poing dans les côtes, elle nous coupe le souffle avant de nous forcer à regarder la vérité en face. Elle le fait d’autant mieux qu’elle se blottit avec talent dans le corps et l’esprit de ces gamines, rendant cette réalité encore plus palpable.

Bien qu’extrêmement court et se lisant avidement, en quelques heures, ce roman est incroyablement dense. A plusieurs reprises, j’ai dû relever le nez de ses pages pour souffler un moment, avant de m’empresser de baisser à nouveau les yeux, posant un regard admiratif et inquiet sur cet objet que je tenais entre les mains.


Le propos est dur. Le roman est beau. Il est puissant et terrifiant de justesse. Ses dernières pages nous laissent à terre, un ultime coup de poing. Et si nous avons su nous relever des innombrables soufflets que nous avons reçus au cours de notre lecture, de ce dernier, nous ne nous remettrons pas. Comme Pecola.

Par le prisme d’une écriture sensible et poétique, Toni Morrison nous interroge, nous déstabilise et nous heurte en dévoilant l’envers d’un décors que nous croyions connaître. Elle nous parle d’un monde d’une violence indicible avec des mots qui méritent, outre un prix Nobel, une reconnaissance éternelle.


« Et dans la nuit, quand ma toux est devenue sèche et tenace, des pas étouffés sont entrés dans ma chambre, des mains ont rattaché la flanelle, ont remonté le couvre-pieds et l’une d’elles s’est posée un instant sur mon front. Aussi, quand je pense à l’automne, je pense à quelqu’un dont les mains ne voulaient pas que je meure. »



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