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  • Photo du rédacteurloudebergh

La tache, Philip Roth.



Je ne suis pas sûre que Philip Roth en général, et La tache en particulier, aient besoin d’une de mes chroniques pour être lus. J’en suis même certaine.

Les auteurs de cette trempe, on les a tous dans notre bibliothèque, parfois un peu derrière, un peu cachés, entre deux bouquins de la Pléiade, entre un Balzac et un Baldwin, et on se dit qu’on les lira un jour, en vacances, en voyage, sur la plage, quand les enfants seront couchés, quand on aura du temps, quand...


Et puis on les oublie, on se dit que ça n’est pas pour nous, on en a peur. On sait pourtant que tout le monde en parle. Que tout le monde en a parlé, en mai dernier, lorsque l’on a appris sa mort. Que tous les éditeurs y ont mis du leur pour que ses romans emplissent à nouveau les étagères et les devantures des librairies, que toutes les revues littéraires lui ont consacré un portrait mirifique, que toutes les émissions de radio y sont allées de leur commentaires, que les Gallienne et Trapenard ont empli les ondes de ses mots. On le sait et on s’est dit : je vais en profiter pour, moi aussi, lire un de ses romans, celui qui a reçu les critiques les plus dithyrambiques, pour me faire une idée !

Et puis on ne l’a pas fait.


Si j’écris cela c’est parce que j’étais dans ce cas. La Pastorale Américaine avait toujours trôné dans la bibliothèque du salon chez mes parents, Portnoy et son complexe avait été évoqué à plusieurs reprises lors des cours de littérature contemporaine à la Sorbonne, et Le Professeur de désir ne cessait d’être cité dans les émissions de France Culture… Et pourtant, je n’avais pas osé m’y atteler. De peur de me prendre une claque littéraire probablement.


Et puis je m’y suis mise ! J’ai dévoré L’écrivain des ombres, conseillé par un de ces merveilleux libraires de la Louve à Lausanne et me suis laissée emporter par la Pastorale américaine il y a un an, cachée derrière le bar du restaurant dans lequel je travaillais alors, tous les vendredi matin, quand j’étais encore seule, attendant mes premiers clients.


La Tache est le premier roman de Philip Roth que je chronique et j’en suis heureuse, car il est, des quelques autres lus, celui qui m’a fait l’effet le plus saisissant. Celui que j’ai trouvé le plus grandiose. Celui au bout duquel j’ai réalisé (comme une évidence qui t’explose au visage) à quel point Philip Roth était un écrivain fondamental. Un auteur de romans superbes, un conteur né, le raconteur des hommes, de leurs tares, de leurs secrets et de leurs bassesses. De leur humanité en fait. Un auteur capable de plonger dans l’âme humaine comme jamais, capable de la fouiller, d’en retirer le pire comme le plus beau, le plus sombre comme le plus lumineux, le plus sale, le plus laid. Un auteur capable de t’entrainer dans une intrigue (qui de prime abord pourrait paraître assez peu sophistiquée) aux circonvolutions étonnantes, aux revers exemplaires. Un grand auteur! Le tout avec un panache assez extraordinaire, une puissance littéraire indéniable, une écriture au scalpel, à la truelle ou à l’aiguille à broder, c’est selon.


« C’était le cœur de l’été, nous nous trouvions dans une étable du nord-ouest de notre pays, en Amérique, l’année de la procédure de destitution du président et, à ce point des choses, nous ne relevions pas davantage du roman que les vaches ne relevaient de la mythologie ou de la taxidermie. La lumière et la chaleur du jour (ce bonheur-là !), la quiétude étale de la vie de chaque vache calquée sur celle de ses sœurs, le vieillard amoureux qui étudiait la souplesse de la femme énergique et efficace, l’adoration qui montait en lui, cette expression qui donnait à penser qu’il n’avait jamais rien vécu d’aussi bouleversant, et puis ma propre attente complaisante, ma propre fascination devant leur disparité marquée sur l’éventail humain, devant la non-uniformité, la variabilité, l’irrégularité féconde des associations dictées par le sexe, avec l’injonction qui nous est faite, aux humains comme aux bovins, aux êtres hautement différenciés comme à ceux qui l’étaient tout juste, injonction de vivre, non pas seulement de survivre, mais de vivre, de continuer à prendre, à donner, à nourrir, à traire, à reconnaître de bon cœur, pour l’énigme qu’elle est en effet, la vaine éloquence du vécu – tout cela, oui, recevait le cachet du réel à travers des dizaines de milliers d’impressions infimes. Si copieux, si abondant, surabondant, dans sa plénitude sensorielle, le détail de la vie, qui en est la rhapsodie. »


C’est superbe, non ? A-t-on déjà pu sentir la quiétude couler dans nos veine à la simple lecture de quelques mots ? Vivre un tel moment de grâce ?


Eté 1998. A la veille de la retraite, un professeur de Lettres classiques, accusé d’avoir tenu des propos racistes, préfère démissionner plutôt que de livrer le secret qui pourrait l’innocenter. Et tandis que l’affaire Lewinski défraie la chronique, le désormais fameux Nathan Zukerman ouvre le dossier de son voisin Colman Silk et découvre derrière la vie très rangée de l’ancien doyen de l’université, un passé inouï, celui d’un homme qui s’est littéralement réinventé, et un présent non moins ravageur : sa liaison avec la stricte et sensuelle Faunia, femme de ménage de son état et de trente ans sa cadette.


« La perceuse se détache sur la glace. Franchise brutale

de la perceuse. Il ne pourrait pas y avoir d’incarnation plus solide de notre haine que le métal impitoyable de cette perceuse, dans ce bout-du-monde où nous sommes. »


La Tache est, comme la grande majorité des livres de Philip Roth, un roman questionnant l’identité de l’individu dans les grands bouleversements de l’Amérique de l’après-guerre. Tout y passe : l’identité juive, l’existence au sein d’un pays encore largement ségrégationniste, les stéréotypes liés à au monde universitaire, l’impossibilité de continuer à « être » après avoir « connu » le Viet Nam. Tout est équivoque, ni blanc ni noir, définitivement gris.


La tache est en chacun, inhérente, constitutive de l’humanité, elle préexiste à ce que nous sommes, nous défie en permanence, refuse toute explication. Laver cette souillure ne serait qu’une plaisanterie, un fantasme. Un fantasme de pureté terrifiant.

Philip Roth ne cesse d’entremêler les fils de marionnettes terriblement humaines qui ne cessent de nous inspirer, parfois du dégoût, souvent de la compassion, toujours de la stupeur. Les personnages s’observent sous différents prismes, ils n’en sont que plus beaux, plus justes. Emplis d’une rage de vivre et d’être, malgré les fautes et les laideurs, malgré les démons et les fausses pudeurs. Ils sont teigneux, séduisants, frustrés, excessifs et stupidement orthodoxes (au sens premier du terme, dois-je le préciser ?) ? Il s’effritent sous nos yeux, se désagrègent face à nous, grandissent derrière nos paupières. Et c’est très beau.


« Yisgadal, v’yiskadash…

La plupart des américains, dont moi et sans doute les frères et sœurs de Mark, ne savent pas ce que veulent dire ces mots, mais presque tout le monde reconnaît leur message réfrigérant : un juif est mort. Encore un. Comme si la mort n’était pas une conséquence de la vie mais de la judéité. »


J’espère sincèrement t’avoir convaincu de t’en emparer de cette Tache qui trône dans ta bibliothèque depuis des années, de la dévorer, de la faire tienne, de la faire nôtre. Et puis jamais l’Amérique ne t’aura semblé aussi proche, aussi abordable, aussi compréhensible ; et jamais l’âme humaine ne t’aura paru si laide, si ravagée, si souillée. Si belle aussi, tellement humaine, terriblement naïve, petit animal perpétuellement blessé. La Tache est un livre qui répare, cela, j’en suis certaine !

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