Certains romans sont des pépites. Des petits morceaux d’or, trouvés dans la nature, un peu par hasard. A l’état brut. Le camp des autres de Thomas Vinau est la dernière de mes trouvailles. Une découverte issue du travail de l’orpailleur à la petite semaine que je suis, me direz-vous, étant donné que ce roman m’a été offert dernièrement, mais une sublime découverte tout de même.
J’ai eu du mal à savoir par où commencer cette chronique tant cet ouvrage m’a renversée. Alors je me suis raccrochée aux branches ; salutaires branches que sont les citations, béquilles des écrivains boiteux :
« La parole est très puissante. La parole ne décrit pas seulement la réalité. La parole crée la réalité qu’elle décrit », Desmond Tutu.
J’ai entendu cette phrase il y a quelques jours, sur les ondes de ma radio favorite, alors que Barbara Cassin, philologue et philosophe française, académicienne et médaillée d’or au CNRS était interviewée à la suite de sa récente décoration. Elle abordait alors le pouvoir des mots, leur puissance créatrice et invoquait les phrases du célèbre archevêque sud-africain.
Le voilà l’angle tant recherché ! La meilleure manière d’aborder ce texte si merveilleux : le fameux logos de Gorgias, la puissante parole de Desmond Tutu : les mots et leur sublime musicalité ! Parce que franchement, vous en connaissez beaucoup des auteurs qui parlent du « givre qui fait gueuler la lumière » ?, qui comparent les « rayons tout neufs (du soleil)" à "des chiots de l’année » ou donnent à voir un garçon qui « ferme les yeux en se tournant vers les rayons et cuve comme une fleur de printemps » ?
Vous en connaissez beaucoup, vous, des écrivains regardant la forêt printanière comme « un monstre dodu à la fourrure immense qui s’ébroue d’eau et de lumière » ? Et combien sachant décrire la joie du « chien et de l’enfant qui s’ébattent joyeusement dans les gluances chaudes et veloutés de la mort » ? Et encore, j’ai le sentiment de ne pas retrouver toutes les phrases qui ont résonné en moi comme dans un gong ! Parce qu’elles sont sublimes ces phrases. Elles sont urgentes, acides, minérales, indignes, sauvages. Elles sont ruade et refus. Elles sont le « recours aux forêts ».
Ce roman m’a fait vibrer au sens propre du terme. Parce que cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un livre en m’arrêtant toutes les trois phrases pour réaliser que ce que j’avais lu était vraiment ce qui avait été écrit. C’est par ces romans que la richesse de la langue française nous saisit à la gorge et s’empare de nous. On a tendance à l’oublier cette splendeur parce que ces mots, on ne les entend malheureusement pas assez, on ne les utilise pas assez mais surtout, on ne les fait plus vibrer les uns avec les autres. On se contente de les collectionner, des les ajouter les uns aux autres, ou des les accoler alors qu’il est possible de les faire sonner avec une grâce que peut-être seuls nos grands-parents maîtrisent encore.
J’ai aimé ces images de forêts qui bruissent et sonnent comme une mélodie amoureusement jouée sur un piano, ces arbres qui s’ébrouent le matin dans des poussières de lumière et qui résonnent de notes de flûtes traversière et de hautbois, ces soirées au coin du feu, chaleur languissante du violoncelle. On entend autant qu’on lit dans ce roman. On sent autant qu’on imagine, qu’on rêve.
« Je l’ai gardée au chaud cette histoire qui poussait, qui grimpait en nœuds de ronces dans mon ventre en reliant, sans que j’y pense, mes rêves les plus sauvages venus de l’enfance et le muscle de mon indignation ». Thomas Vinau.
Parce que derrière tant de beauté, de délicatesse, de crudité délicieuse, il y a cette indignation qui vous ronge, vous grimpe le long de l’échine et vous donne envie d’aimer cette indigence unifiée qui se rebiffe, envie de sublimer la dignité de ce peuple de sauvages sur lequel on jetait des pierres, ce peuple d’indomptés dont personne ne voulait, ce peuple de fuyards, de nuisibles, de batards, éperdus de liberté, lâchés bride abattue. Prêts à prendre leur dû. Parce que la Caravane à Pépère, cette étrange caravane d’exclus qui marchent le monde, du début du XXème siècle, pourchassée par les brigades du Tigre de Clémenceau, elle existe encore aujourd’hui. Elle existe aujourd’hui au cœur du peuple Rrom, dans les vies de ces milliers d’hommes et de femme mourant en Méditerranée, dans les mots de nos artistes décimés et pourchassés.
Comme quoi, on peut dire beaucoup de chose au travers d’un conte qui paraît bien innocent. L’histoire de Gaspard s’enfuyant avec son chien dans la forêt. Il court, il a faim, il a faim, il a peur, il est blessé. Il rencontre Jean-le-blanc. Un sage ? Un sorcier ? Un contrebandier ? Et avec lui, d’autres indomptés de la vie, la Caravane à Pépère, celle-là même qui défraya la chronique au début du XXème siècle.
Roman initiatique sans doute, car c’est en marchant par-devers le monde auprès de cette troupe de gais lurons, ces marginaux de la vie, ces doux rêveurs, ces saltimbanques révoltés, que Gaspard découvrira la vie.
La vie juste, la vie dure, mais la vie libre.
« C’est fini !
Nous avons saigné et pleuré pour toi. Tu recueilleras notre héritage.
Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »
Jules Vallès, L’insurgé.
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