C’est avec un immense sentiment de reconnaissance que je referme ce superbe roman ; cette fresque historique magnifique dotée d’un pouvoir merveilleux : celui de permettre au lecteur de se réapproprier le temps.
De le toucher, de la palper, de le faire sien.
Le temps de la lecture, de la belle phrase, de la langueur, celui du roman, de la description, de l’imagination, celui de l’Histoire avec un grand H et celui de l’amour surtout.
Je crois que de ce roman est né un film (que je n’ai pas vu, il en va de soit). Et je suis absolument certaine que jamais je ne souhaiterai le voir tant les images qui sont nées dans mon esprit tout au long de cette lecture sont aussi vives que vivantes. Je peux, après ces 700 pages dévorées, me remémorer le moindre restaurant dans lequel Han et Song ont mangé, le décor de la plus petite des chambres dans laquelle ils ont vécu, imaginer le moindre recoin de la cellule de O Hyônu, la moindre petite tache sur le plafond. J’ai le sentiment d’avoir sillonné les rues de Séoul avec Monsieur O quand il était recherché, d’avoir mangé des kimshi avec Han dans le petit paradis de Kalmoe et d’avoir tapé à la machine les tracts politiques à distribuer en cachette aux sorties des usines. Des petites braises que je me réjouis de raviver à la seule évocation de cette lecture.
« J’ai pris la glace dont j’ai léché le sommet, comme la jeune femme, avec l’extrémité de la langue. Pendant qu’elle fondait dans ma bouche, une image m’est venue : un rideau de popeline à petites fleurs flotte à la fenêtre ouverte par où pénètre le parfum d’acacia et tout près, une abeille bourdonne. M’est aussi revenue la saveur des bonbons américains à la gelée de fruits que ma mère déposait à mon chevet avant de partir du travail, quand nous étions réfugiés, après le déclenchement de la guerre. »
Il y a dans Le Vieux Jardin, roman peut-être le plus autobiographique de Hwang Sok-Yong, une éblouissante histoire d’amour. De celles capables de surnager bien au-dessus des vicissitudes du quotidien (même si ces vicissitudes impliquent la mort, la torture, l’abandon, l’emprisonnement à vie, la chute d’un mur, la vie de part et d’autre d’un autre, la fuite et la douleur). Une histoire d’amour donc entre O Hyônu, opposant politique sud coréen dans les années 80 et Han Yunhi, artiste peintre. Cette histoire se trouve narrée en deux temps : celui de la jeunesse, retraçant avec une fougue et une délicatesse surprenante les quelques mois d’une passion naissante dans la Corée des dictatures. Puis la séparation, brutale et sans appel suite à l’emprisonnement de O Hyônu dans les geôles coréennes.
Quand O Hyônu sort de prison, après dix-huit ans d’isolement, il ne retrouve de Yunhi que son journal intime, ses cahiers et quelques lettres. Se dresse alors en filigrane le magnifique portrait d’une femme engagée, éprise de liberté et celui, plus universel encore, de toute une génération en proie au rêve d’une vie meilleure.
« Je tendais un drap dégoulinant d’eau et sans protester tu en saisissais le bout et nous l’essorions en le tordant de toutes nos forces. Ensuite, nous le dépliions et après l’avoir levé à bout de bras, nous le secouions très fort pour chasser les dernières gouttes d’eau. Puis nous le posions sur les cailloux. Un rayon de soleil blanc l’inondait. Les sous-vêtements, nous les séchions sur de larges rochers déjà chauffés par le soleil. Après avoir cédé toute la bonne place au linge, nous nous installions enfin pour déjeuner en déroulant une natte sur le sable. Une journée où il ne se passe rien est sans doute ce que l’homme peut rêver de mieux ».
C’est un roman infiniment apaisé malgré la violence de son sujet et son caractère hautement autobiographique ; un roman qui donne le temps au temps. Ne manifestant aucune volonté de briller ou de se transformer en une œuvre étincelante. Et pourtant ! Ce roman est étincelant, puissant, incroyablement évocateur et extrêmement dense.
Tu l’as compris : tu as sous les yeux une superbe fresque historique, romantique et engagée, rédigée par un auteur qui, toute sa vie lutta contre l’oppression, qui de 1993 à 1998 fut expédié en prison pour avoir osé se rendre à Pyongyang afin de soutenir les artistes du nord, et qui fit dix-huit grèves de la faim pour obtenir ne serait-ce qu’un stylo-bille. Un écrivain du défi, un écrivain idéaliste dans un monde privé d’idéal.
Il nous livre un roman âpre et sublime, passionnant et terrifiant, fortement ancré dans la réalité politique de son pays. Crois-moi, on a sincèrement le sentiment de vivre tout ce que les personnages vivent sous nos yeux, on se sent un peu « opposant politique » après avoir fréquenté tout ce petit monde durant 700 pages, on découvre et apprivoise l’histoire et la culture de cette mythique et mal-connue Corée.
« On finit le tout, non sans se salir le menton et le devant de la chemise. On s’essuie la bouche sur l’épaule. La porte s’ouvre à nouveau, le surveillant constate que les bols sont vides et que le prisonnier est maté. Mais s’il poursuit sa grève de la faim, on va le faire manger de force. Un médecin du service médical flanqué d’un infirmier pénètre dans la cellule escorté par quelques gardiens. Ils insèrent dans la bouche du prisonnier un tube relié à un récipient en caoutchouc qu’ils malaxent pour faire avancer l’espère de bouillie qui est à l’intérieur. On a l’impression d’étouffer comme lorsque l’on a dans la gorge un tube pour une endoscopie de l’estomac et le liquide remonte par le nez. Mais ce n’est rien à côté de l’humiliation et de la honte qu’éprouve jusqu’aux larmes le prisonnier à se sentir ainsi violé. Dès que la porte se referme, il vomit et vomit encore sans pour autant réussir à oublier le doux contact des grains de riz. Une barrière s’est affaissée à l’intérieur de son corps. »
Le Vieux Jardin c’est aussi une rugosité poétique délicieuse et « une immense compassion pour la solitude de l’homme qui voit sa liberté bafouée. » (Marine Landrot, Télérama).
C’est un roman ambitieux, tant sur le plan de la forme que sur celui du fond. Les portraits de cette génération sacrifiée sont forts, les personnages puissants, attachants et terriblement humains ; le temps qui passe est une entité palpable, imperméable, âpre. C’est un très grand livre, un beau roman historique offrant une réflexion politique constante et passionnée sur l’engagement, un ouvrage dénonçant toutes les oppressions, un texte sur la Mémoire et une très belle ode à un amour que l’on sait condamné. C’est pudique, mélancolique, amer et désillusionné. C’est émouvant de force et de dureté, infiniment poignant, définitivement envoutant…bref, un roman à faire sien de toute urgence.
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