Les exilés meurent aussi d’amour est une absolue merveille, un roman qui te transperce de part en part, un roman débordant de vie, d’amour, de sang et de larmes. De rage et d’espoir, de hargne et de combats.
C’est un roman sur l’exil, certainement le plus beau qu’il m’ait été donné de lire. C’est livre somptueux, délicat, drôle et terrifiant ; un livre remarquablement écrit, suintant la fougue et la passion. Un livre qui charrie le désespoir à la pelle, les idéaux en veux-tu en voilà, les perversions à n’en plus savoir compter. C’est un roman puissant, radical, sombre et lumineux, dramatique et monstrueux. Excentrique, torturé et joyeux.
Bref, tu l’as compris, rien n’est trop beau ni trop grand pour qualifier ce superbe deuxième roman de l’auteure franco-iranienne Abnousse Shalmani.
« Quelques jours plus tard, mon père décida de louer des films français, qui n’avaient jamais été projetés en Iran. /…/
Avec des bites et des cons, des orgasmes en voiture, un suicide par le vagin, un viol dans un train, beaucoup trop de seins et de cul, Les Valseuses désamorça le drame de la chair sans désir, créa le lien qui me manquait, donna un sens, aussi absurde fût-il, à toutes les laideurs, toute la violence, toute la grossièreté des rapports humains. Voilà ce qu’était la France : à poil et en voiture. Le contraire de l’immobilité et de la prison de l’exil. Fascinant et salutaire. J’étais sauvée. »
Voilà que je me sens bien seule en quittant la délicieuse compagnie de Shirin et des siens. Elle a neuf ans quand elle s’installe à Paris avec ses parents, aux lendemains de la révolution islamique en Iran, retrouvant sa famille maternelle. Dans cette tribu de réfugiés communistes, le quotidien n’a plus grand chose à voir avec les fastes de la vie à Téhéran. Entassée dans un minuscule appartement, passant l’essentiel de son temps cachée sous le canapé, Shirin observe et découvre que les idéaux, quels qu’ils soient, mentent et tuent. Elle s’entiche d’un cynique androgyne, s’inquiète de l’arrivée d’un tout petit frère oedipien, surdoué et empoisonneur, tente de comprendre le mutisme de son père, admire sa mère, magicienne du quotidien, autant qu’elle la méprise de se laisser humilier et manipuler par ses redoutables sœurs. Au cœur de cette terrible famille, tombée au champ d’honneur de l’Idéal, bardée de principes et mutée dans sa souffrance, Shirin joue sa partition. Une pièce qui n’a rien d’idéal, emplie de fausses notes, de fantômes et de femmes trop puissantes. Mais une pièce libérée, défiant toutes les règles, humant la vie à pleins poumons, dégustant chaque instants, découvrant l’amour.
« Omid fut cette présence silencieuse. C’est lui qui m’enseigna la France, le sentiment amoureux et m’ouvrit la porte du désir. Il était l’anticorps dont ma famille avait besoin pour se défendre contre l’hostilité qui emprisonnait son cœur. Je sus ce qu’était faire l’amour, quand je fis l’amour avec Omid. C’était donc ça. Ca pour quoi les hommes étaient capables des pires violences, les femmes des pires folies, c’était donc pour ça qu’on trahissait, qu’on mentait, qu’on assassinait, c’était ça qui tourmentait les rois, qui défaisait les règnes, qui transformait les pucelles en guerrières. C’était ça qui permettait de rire quand il était temps de pleurer, et d’oublier, quand il aurait fallu se souvenir. »
Ce roman, dont le synopsis est un rien sombre j’en conviens, révèle une surprenante légèreté, un humour indéniable et une lumière délicieuse. C’est un hymne à l’art, aux arts, aux mots et à la Littérature. Un rejet de tout idéalisme. Car ce sont les idéalistes qui pensent que la Littérature est une perte de temps face à l’imminence de la Révolution, qui n’aiment pas la poésie, lui préférant les discours fanatiques. Ce sont les idéalistes qui ne savent rien du désir et du plaisir, qui ne connaissent rien des somptueux clairs-obscurs hors des certitudes. Ils ne fument pas, ne boivent pas, ne baisent pas. Tout ça pour être prêts quand sonnera l’alarme de la Révolution. Shirin elle, n’y croit pas. Et refuse ce bain dans lequel se meut et se perd sa famille. Pour elle, le geste révolutionnaire est un conte, une longue épopée de prince amoureux. C’est la Littérature qui réussit les meilleures révolutions.
Et entre ses lignes, on a envie d’y croire ! Une telle écriture, libérée et limpide, enlevée et chahutante, cela t’emmène au bout du monde ! C’est pur, c’est simple, c’est envoutant. Sous la plume d’Abnousse Shalmani, on se trouve téléporté dans les années 80, on est avec Shirin, planqués sous le canapé, à observer tout ce petit monde s’entre-tuer, on est assis sur le balcon regardant le tout petit frère bouturer ses plantes, on partage le repas de Norouz assis entre Mitra et Tala Hedayat. On est au milieu de ces exilés Iraniens, on les comprend, on les aime, on les déteste, on s’y attache. On s’y sent en famille, entre amis, envoutés.
« Je n’existerais pas tant que je ne dirais pas. Quelque chose remuait en moi, quelque chose qui me dégoutait de moi-même, et une toute petite colère de rien du tout, un microbe de colère, commença à grimper le long de ma pensée balbutiante. Dire, c’était vivre. C’était obscur mais c’était là – c’était grand père Mahmoud qui ricanait dans mon dos. »
Alors continuez à écrire, Madame Shalmani, continuez à vivre et à nous offrir de si beaux romans ! Des romans vivants, jouissifs, sans obstacle, sans morale et sans pudeur.
Des romans de survivants.
Des romans humanistes,
de ceux qui ont toujours à l’œil l’homme assis sur sa montagne de fange.
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