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  • Photo du rédacteurloudebergh

Moderato Cantabile, Marguerite Duras.


J’ai le sentiment d’avoir rencontré une amie.

Une femme que j’avais toujours respectueusement tenue à distance pour une raison qui aujourd’hui m’échappe mais qui avait certainement à voir avec la peur. La peur d’être submergée. Envahie. Dépassée. Bête.

Marguerite Duras était devenue un totem devant lequel jamais je ne brûlerai d’encens ni ne cracherai. Un totem que j’aurais pu continuer à cacher au fond d’une chambre, dans une boîte si bien dissimulée que j’aurais fini par en oublier la localisation. Bref, j’étais bien partie pour laisser Madame Duras là où elle était depuis 1996 et continuer mon petit bonhomme de chemin littéraire en prenant bien soin de ne pas la croiser.


Mais. Mais. Alignement des planètes, hasards ou signes quelconques, Marguerite Duras n’a cessé de sa manifester à moi ces derniers jours. Un article par-ci, une émission par-là, un roman mis en valeur dans une librairie, un autre négligemment oublié sur un banc… Je n’avais plus le choix, il fallait que je m’y mette. J’ai commencé par écouter La Compagnie des auteurs (France Culture) pour apprivoiser le personnage et désherber un peu le pré carré, j’ai revu quelques scènes mythiques de ses films puis, cessant de reculer pour mieux sauter, je me suis attelée à Moderato Cantabile.

Pour mon plus grand bonheur, est-il bien nécessaire de le préciser ?


« - Peut-être que vous ne reviendrez plus.

Quand à son tour il se releva et se redressa, Anne Desbaresdes dut remarquer qu’il était encore jeune, que le couchant se jouait aussi limpide dans ses yeux que dans ceux d’un enfant. Elle scruta à travers le regard leur matière bleue.

- Je n’avais pas pensé que je pourrais ne plus venir. »


Je referme donc ce petit roman quelques heures après l’avoir ouvert pour la première fois, avec l’immense joie d’avoir rencontré une amie. Une femme dont la vie me parle infiniment, dont les tourments me parlent, dont les mots et la poésie me parlent. Avec une puissance inattendue. Magique. Une femme brillante, pleine de contradictions, à la parole forte, tendue, sur le fil. Une femme que j’ai l’impression de comprendre ou tout du moins dont les mots résonnent en moi avec force et passion.


Moderato Cantabile pose la question du poids que pèse le destin des autres sur ceux qui en sont témoins. Pourquoi le cri soudain d’une inconnue et la vue de son corps en sang ont-ils troublé si fort Anne Desbaresdes, une riche jeune femme esseulée, exclue, uniquement attachée à son petit garçon ? Pourquoi ne cesse-t-elle de retourner dans ce bar, sur le port, celui qui vit la femme s’écrouler d’une balle dans le cœur ? Pourquoi interroge-t-elle Chauvin, cet inconnu, également témoin du meurtre ? Et pourquoi se met-elle à enchaîner les verres de vin ? Réels désirs d’ivresse ou « simples » prétextes ?

Chaque jour donc, elle revient sur le lieu du crime. S’accoude au comptoir, retrouve Chauvin qui la guide vers une table de son choix, et parle. De plus en plus longtemps, de plus en plus longuement. Dehors, son petit garçon joue sous le soleil couchant. Un jour, il ne sera plus là.

Que cherche-t-elle ? L’amour ? La mort des mains de celui qu’elle désire et qui la désire ?

Un immense scandale enfle entre Anne et Chauvin, un scandale qui, sous les mots de Duras, ne peut se résoudre que dans le silence de leurs mains qui se joignent une seconde durant. Adieu. Tout est dit.


« A la cuisine, on annonce qu’elle a refusé le canard à l’orange, qu’elle est malade, qu’il n’y a pas d’autre explication. Ici, on parle d’autre chose. Les formes vides des magnolias caressent les yeux de l’homme seul. Anne Desbaresdes prend une nouvelle fois son verre qu’on vient de remplir et boit. Le feu nourrit son ventre de sorcière contrairement aux autres. Ses seins si lourds de chaque côté de cette fleur si lourde se ressentent de sa maigreur nouvelle et lui font mal. Le vin coule dans sa bouche pleine d’un nom qu’elle ne prononce pas. Cet événement silencieux qui lui brise les reins. »


Comment se fait-il qu’un si court récit nous retienne si longuement ? (Non qu’il nous donne l’impression de n’en plus finir : c’est nous qui ne parvenons pas à en finir avec lui).

Comment parvient-il, alors qu’il ne cesse de se tenir à la superficie des êtres, à aller si profond ? Moderato Cantabile est un livre rare, dans lequel « chaque élément nous happe au monde des idées » (Claude Delmont, 1958). L’atmosphère est certes pesante, la personne humaine n’est personne (elle n’a ni histoire, ni destin) mais elle souffre, la lecture est exigeante et ne flatte ni notre paresse ni nos goûts. Mais Moderato Cantabile se mérite.


Chaque page est plus limpide que la précédente. Le récit ne donne à voir aucune obscurité (si ce n’est celle qui se loge dans le cœur des personnages), l’écriture est d’une discrétion rare, et il est impossible d’en concevoir des moyens plus stricts et plus rigoureux. Mais cette clarté dure et nue est chargée de foudre et emporte le lecteur dans un labyrinthe sans issue. Marguerite Duras dit tout en ne disant rien. Elle impose en éludant. Tout est narré en creux mais s’engouffre et éclate dans notre coeur, comme une évidence. « Et comme la tranchante lumière laisse dans l’œil une trace de feu, Marguerite Duras laisse dans l’esprit une sourde trainée de phosphore, qui brûle » (Dominique Aury, 1958).

Et malgré cet infini dépouillement et cette volontaire sécheresse dans l’expression, jamais l’émotion ne se trouve atténuée. Elle domine et ne cesse de frapper aux portes de l’esprit. Si le mot joue son rôle strict (celui de faire constater l’existence), le langage conserve toute sa beauté, toute sa magie aussi. Il est simplement départi de ce que l’on pourrait qualifier de confiance en lui.


Marguerite Duras referme Moderato Cantabile sur ses secrets et c’est tant mieux. Elle nous laisse là, sur le bord de la route, un peu paumés. Et si quelque irritation nous visite, c’est là toute la maitrise de l’écrivaine. Une maitrise qui ne peut aboutir que dans l’inaccomplissement.


De cette épure naît l’art. Il attire sur lui toute la lumière.

Comme il est beau de savoir faire parler le silence !

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