Ne suis-je pas une femme?, bell hooks.
- loudebergh
- 16 sept.
- 3 min de lecture

Je regarde toujours les essais avec une certaines méfiance. Emballée de prime abord, curieuse de tout et désireuse d’aller plus en profondeur de nombreux sujets, je prends souvent de plein fouet la peur qui suit l’entrain et la crainte qui m’étreint. Ce vertige de ne pas comprendre, d’être trop bête et de lâcher l’affaire. De n’avoir pas le bagage. Cette angoisse de ne pas être à la hauteur du discours théorique en somme.Â
Le discours romanesque lui, ça va, je maîtrise. Je le porte aux nues même, j’en comprends l’alphabet.Â
Mais le monde des essais, c’est autre chose. Je tournicote, tergiverse et finis toujours par dégoter un roman à coincer sous mes yeux. Â
J’ai lu quelques essais féministes tout de même, des textes sur la maternité, l’emprunte de la médecine sur celle-ci, et sur quelques grands thèmes qui fondent le courant, mais je ne suis pas allée au-delà – je veux dire, je n’ai pas continué mon exploration de ce genre plus en avant. Parce que j’ai souvent le sentiment que l’on trouve dans les romans tout ce que l’essai cherche à mettre en mots mais avec un supplément d’âme en sus.Â
Pourtant, quand j’ai découvert au détour d'une émission philo la femme qu’était bell hooks (oui oui, tout en minuscules), je n’ai plus eu envie que de mettre sa pensée sous mes yeux. Car outre la personne exceptionnelle qu’elle semblait être, la militante infatigable, l’autrice engagée, je découvrais que c’était tout un pan (et pas des moindres) du féminisme que j’avais soigneusement ignoré : le féminisme noir. Parce qu’il y a plus grande oppression voyez-vous, que l’oppression sexiste que subissent les femmes blanches dans un système impérialiste et patriarcal, il y a l’oppression sexiste-raciste-classiste que subissent les femmes noires depuis des siècles.Â
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Ne suis-je pas une femme ?, telle est la question que Sojourner Truth, ancienne esclave, lança en 1851 lors d’un discours célèbre, interpellant les féministes et abolitionnistes sur les diverses oppressions subies par les femmes noires : oppressions de classe, de race, de sexe. Héritière de ce geste, bell hooks décrit dans ce livre paru en 1981 aux États-Unis les processus de marginalisation des femmes noires. Elle livre une critique sans concession des féminismes blancs, des mouvements noirs de libération, et de leur difficulté à prendre en compte les oppressions croisées.Â
L’éditrice ajoute :Â
Un livre majeur du « black feminism », un outil nécessaire pour tou·te·e à l’heure où, en France, une nouvelle génération d’Afroféministes prend la parole.Â
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Après être revenue (de façon exceptionnelle et sans édulcorant) sur le vécu des femmes noires esclaves, bell hooks aborde les questions de la dévalorisation perpétuelle de la féminité noire, de l’impérialisme du patriarcat et des responsabilités partagées de ce racisme systémique.Â
Elle le fait avec une intelligence, un a propos et un courage indéniable.Â
Dense, fouillé, référencé, son texte se lit la rage au cœur et les yeux grands ouverts. Car bell hooks a ce talent de rendre son travail accessible à toutes et tous.
Touffu et foisonnant, il n’en est pas moins abordable par tout un chacun.Â
« Pour moi le féminisme n’est pas seulement la lutte pour en finir avec le chauvinisme mâle, ou un mouvement dont le but serait de s’assurer que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, c’est un engagement à éradiquer l’idéologie de la domination qui imprègne la culture occidentale à différents niveaux – le sexe, la race et la classe pour ne nommer qu’eux – et un engagement à réorganiser la société afin que le développement personnel des personnes puisse l’emporter sur l’impérialisme, l’expansion économique et les désirs matériels. »
C’est tout un monde que m’a fait découvrir bell hooks, toute une pièce de la maison que je croyais habiter. Mon ignorance (ou mon manque d’attention) de blanche venait de décennies d’invisibilisation et de dénigrement. Le féminisme que je croyais universel s’était construit sur des bases autrement moins belles et joyeuses que celles que l’on m’avait vendues, et les dernières roues du carrosse restaient celles que la pyramide avait laissé tout en bas : les femmes noires, dont aucun groupe n’avait voulu, celles avec lesquelles il ne faisait pas bon s’allier pour mener le combat.Â
bell hooks m’a donné envie d’ouvrir plus grand les yeux encore. De découvrir des regards, des réalités que je n’avais bien souvent appréhendées qu’en surface, de me débarrasser de mon héritage de socialisation négative (oui, nous en sommes toutes et tous porteur·euse·s) de me plonger (vraiment) dans le passé esclavagiste et colonialiste de l’occident et de lire avec toujours plus d’avidité, d’intérêt et de curiosité Toni Morrison, Chimamanda Ngozi Adichie, Yaa Gyasi, Jasmin Ward et Tayari Jones. Il en va de mon humanité.Â